dimanche 29 août 2010

" Le Chevalier D'Eon, une vie sans queue ni tête " d'Evelyne et Maurice Lever

Titre :     " Le Chevalier D'Eon, une vie sans queue ni tête "
Auteur :    Evelyne et Maurice Lever
Editeur :   Editions Fayard
                 360 pages

Bien qu'il s'agisse plutôt d'un essai historique, on peut tout à fait classer "Le Chevalier D'Eon, une vie sans queue ni tête" parmi les romans, tant l'existence de cet être mystérieux a été, pour le coup, romanesque. Avant de lire cet ouvrage, le Chevalier d'Eon était pour moi une bizzarerie de l'histoire, un sujet d'amusement, mi-homme mi-femme, que Mylène Farmer évoque dans sa chanson "Sans Contrefaçon". Un personnage un peu risible, bien que pratique dans les cases des grilles de mots fléchés. J'étais bien loin de me douter qu'en réalité, Charles d'Eon de Beaumont aura été un élément clef dans les conflits qui firent trembler l'Europe du 18ème siècle.

Ce qui fait et a toujours fait l'attrait majeur de ce personnage haut en couleurs est l'énigme de son sexe : homme, femme... hermaphrodite ? C'est le mystère de son appartenance sexuelle qui est le fil rouge de ce livre, autour duquel se brodent ses déboires militaires et diplomatiques. Et l'ambiguïté identitaire de D'Eon démarre dès les premières pages : à sa naissance, les médecins sont incapables anatomiquement parlant de déterminer s'il s'agit d'un garçon ou bien d'une fille ! Ses parties génitales étant recouvertes d'une membrane foetale, il fût impossible pendant ses premiers jours de vie de déclarer le sexe du dernier de la famille. 
Les d'Eon comptaient parmi la noblesse de la Bourgogne et c'est peut-être à cause de l'absence d'héritier mâle qu'ils font baptiser en octobre 1728 le nourrisson : Charles Louis d'Eon de Beaumont.

La jeunesse de Charles d'Eon de Beaumont fut très studieuse et à la limite de l'ascétisme. Il part à Paris pour y étudier le droit civil et le droit canon. Comme son père, il veut devenir avocat, travailler dans l'administration et servir dans les ministères du Roi, tout en gérant ses terres de Tonnerre. Parti de Bourgogne en garçon pusillanime, frêle et fragile,  on le retrouve à 21 ans transformé : des années d'entraînement physique rude ont fait de lui un vaillant soldat, une fine lame qui plus est, doué pour l'escrime et l'équitation. Ses nuits sont consacrées à la lecture d'oeuvres compliquées et il étudie avec ardeur. Il publie même un ouvrage historique et politique sur la situation financière de la France dans les siècles passés. Tout ce zèle et ce talent le font vite remarquer et d'Eon se lie d'amitié avec le Prince de Conti, cousin du Roi Louis XV.

A cette époque précise, autour de 1750, les différentes monarchies d'Europe se déchirent. En parallèle de sa politique officielle, le Roi Louis XV désire secrètement s'allier avec l'Autriche et la Russie pour lutter contre l'Angleterre, l'ennemie de toujours, qui vient de signer un traité d'alliance avec le Roi de Prusse. Il pourrait ainsi gratifier son cousin, le Prince de Conti, du trône de Pologne dont la gouvernance est branlante. Ce plan confidentiel sera appelé le "Secret du Roi". Le Prince de Conti sollicite alors le jeune D'Eon qui vivra durant quatre années à la cour de Saint Pétersbourg, en tant que secrétaire d'ambassade, afin d'entretenir la Tsarine Elisabeth de la volonté de Louis XV de s'allier à l'empire Russe. Il sera le messager personnel du courrier du Roi auprès de la Tsarine et donc un rouage essentiel dans les tractations secrètes de Louis XV. 
D'Eon est apprécié de la cour russe. Il faut dire que le bel éphèbe a de la conversation, il est érudit et a le verbe aiguisé. Mais point d'aventure sentimentale... Dès cette première mission, D'Eon suscitera les rumeurs puisque l'on apprend qu'il se serait déguisé en femme et se serait nommé "Lia de Beaumont" afin de devenir la lectrice de la Tsarine. Il faut dire qu'à cette époque, Elisabeth II organisait des bals où hommes et femmes devaient revêtir les habits du sexe opposé... 

En 1760, D'Eon revient à Versailles porter au Roi le texte d'alliance tant attendu. Pour le remercier, Louis XV le nomme Capitaine de Dragons et l'enverra se battre dans les dernières campagnes de la guerre de Sept Ans. Charles d'Eon de Beaumont est dans son élément : les batailles et les armes le rendent heureux et lui permettent de faire ses preuves en tant qu'homme.

Malheureusement la guerre de Sept Ans est un échec pour la France. En 1762, le Roi Louis XV envoie D'Eon à Londres pour signer le traité de paix avec l'Angleterre. Bien que la France y perd l'ensemble de son empire colonial, le jeune et habile diplomate parvient à sauver un peu de l'honneur français dans cette défaite. Il est alors gratifié par le Roi d'une distinction honorifique de grande valeur : l'Ordre royal et militaire de la Croix de Saint Louis.

Le chevalier D'Eon
Le séjour du Chevalier D'Eon Outre-manche prend par la suite une nouvelle direction. Officiellement nommé secrétaire du Duc de Nivernais, ambassadeur à Londres, Louis XV veut en faire un agent secret et le charge d'un plan de débarquement en Grande-Bretagne, ce qu'il réalise avec toujours le même zèle. Le Duc de Nivernais quitte ses fonctions et D'Eon se retrouve alors promu ministre plénipotentiaire pendant l'interim entre l'ancien et le nouvel ambassadeur. C'est à ce moment là que les choses se gâtent pour le Chevalier D'Eon. A l'arrivée du Comte de Guerchy, D'Eon n'apprécie guère de redevenir le gratte-papier d'un supérieur, d'autant plus que ce nouvel ambassadeur est un incompétent. Un conflit violent et long s'instaure entre les deux hommes et va animer le tout Londres de l'époque. Le Chevalier tombe dans une spirale de folie que nourrit son orgueil. Les libelles et les provocations physiques prennent une telle ampleur que Louis XV demande l'extradition de D'Eon. Par chance, cette procédure est interdite en Angleterre (le célèbre texte de lois Habeas Corpus vient d'être rédigé, nous sommes au siècle des Lumières !). Le Chevalier est destitué de ses fonctions et se voit couper les vivres. Il n'a plus les moyens de rester à Londres mais ne peut envisager son retour en France où il court le risque d'être emprisonné.  Alors il menace de divulguer sa correspondance cachée avec Louis XV au sujet du Secret et des plans d'invasion de la Grand-Bretagne. Quand le Roi Louis XV meurt et est succédé par Louis XVI, sa situation ne s'améliore guère. Pourtant de nombreux médiateurs, dont le célèbre écrivain et dramaturge Beaumarchais, sont envoyés auprès du Chevalier pour calmer sa colère et récupérer ses papiers compromettants. Rien n'y fait, le Chevalier continue de se saborder.

Parallèlement à ce déclin, le mystère de son sexe se renforce. Toute la carrière de D'Eon a été ponctuée de rumeurs sur son ambivalence, d'anecdotes narrant de possibles travestissements du Chevalier dans divers buts, dont l'espionnage. Son comportement est loin d'être efféminé et les années passant, il se comporte de plus en plus tel un vieux soudard, mais sa physionomie et aussi son absence de conquêtes amoureuses alimentent le mythe. Les bruits se font plus forts et le clan des alliés du Comte de Guerchy publient des pamphlets traitant le Chevalier d'hermaphrodite. Le tout Londres se prend d'excitation pour ce dernier rebondissement et des paris sont menés par les bookmakers au sujet du sexe de D'Eon. L'agitation est à son paroxisme lorsque le Chevalier D'Eon révèle qu'il est en réalité une femme ! Une fille qui a été élevée comme un garçon par ses parents. La révélation crée un choc : le Capitaine des Dragons est en fait une Dragonne ! On pourrait penser que D'Eon, sentant le vent tourner pour lui, a saisi l'opportunité pour passer pour une femme et revenir en France toute auréolée de sa gloire d'héroïne. Il espérait peut-être éviter la prison et être considérée avec admiration comme une Amazone s'étant élevée à la hauteur des hommes ! Cependant, des témoins de l'époque attestent au Roi Louis XVI avoir eu des preuves "palpables" de sa féminité. D'Eon doit fuir Londres, d'autant plus qu'il/elle est menacé(e) d'être enlevé(e) : les parieurs veulent connaître à tout prix son sexe !

Mademoiselle D'Eon de Beaumont
Le Chevalier/Chevalière rentre donc finalement au pays natal en 1777, endetté et privé de sa gloire de Dragon et de diplomate. Les parieurs voulant toucher leurs gains, les tribunaux anglais et français statuent sur l'identité du Chevalier D'Eon. Même en l'absence du principal intéressé, le verdict est sans appel : D'Eon est une femme. Le revirement est spontané et définitif. Le Roi Louis XVI lui ordonne alors de quitter son uniforme de Dragon et de revêtir l'habit féminin. Melle Bertin, couturière de Marie-Antoinette et "Ministre de la Mode", va confectionner à la Chevalière son trousseau.  Pendant une courte période, on voit Mademoiselle D'Eon de Beaumont (la "Pucelle de Tonnerre", référence à Jeanne D'Arc) dans les différents salons parisiens et même à la cour de Marie-Antoinette. D'Eon est grotesque dans ses robes à crinolines, sa démarche est maladroite, ses manières bien trop viriles et malgré des cols qui remontent haut sur la gorge, on lui voit la barbe ! Pourtant tout le monde est convaincu de son appartenance au sexe faible. Mademoiselle la Chevalière s'adapte difficilement à la vie mondaine et oisive des femmes de l'époque, regrettant la simplicité et la liberté du Dragon qu'elle a été.

Lassée, la Chevalière finit par rentrer dans ses terres de Tonnerre jusqu'à la mort de sa mère. Elle retourne alors en Angleterre où elle vivra dans une demi-misère, recueillie par une dame britannique et veuve, Mrs Cole. D'Eon subsiste avec les sous qu'elle gagne lors de démonstrations d'escrime où elle combat, avec agilité et pugnacité, en habit de femme jusqu'à l'âge de 68 ans ! Lors d'un duel, elle est blessée et doit par la suite rester alitée. C'est alors qu'elle se met à écrire son autobiographie, employant et mélangeant le masculin et le féminin pour parler d'elle. Elle espére le vendre à des éditeurs. En France, la Révolution gronde et D'Eon l'observe depuis son lit, paralysée par une attaque vasculaire. La Chevalière D'Eon meurt en 1810 à l'âge de 82 ans.

Le livre se termine sur un dernier évènement : la toilette mortuaire de la défunte. En effet, à part ce dernier témoignage post-mortem, aucune autre déclaration sur le sexe de D'Eon ne peut être considérée véritablement comme fiable. C'est donc le chirurgien qui ausculte le corps décédé de D'Eon qui nous révèle l'appartenance sexuelle du Chevalier/Chevalière. D'Eon a vécu 49 ans en tant qu'homme et 33 ans en tant que femme. Durant toute son existence il aura su tromper son monde sur son genre. Mais dans la mort son secret fût dévoilé. Mais pour connaître le véritable sexe de ce héros... ou héroïne, il faut lire cet ouvrage captivant jusqu'à la fin !

Mon commentaire :

Evelyn et Maurice Lever, historiens de renom, ne sont pas moins de très bons auteurs. On sent un énorme travail de recherches derrière cet ouvrage et chaque affirmation est étayée par d'importantes références bibliographiques. Pour autant, la lecture du "Chevalier D'Eon" n'est pas du tout pesante. Les auteurs savent capter l'attention du lecteur et se permettent beaucoup d'ironie et d'humour au sujet de leur héros.

Cependant, il s'agit d'un livre dense, long à lire, qui nécessite un peu de concentration, ne serait-ce que pour retenir les dates, les titres de noblesse des différents intervenants et se remémorer le contexte historique. Certains passages m'ont semblé un peu s'éterniser, notamment lorsque le Chevalier négocie son retour en France. Par prévention, il faut savoir qu'il ne s'agit pas d'un livre "facile" mais qu'en revanche, il vous donnera beaucoup à apprendre.

Bien qu'il est fort probable que comme moi vous vous perdrez parmi toutes les dates et évènements historiques cités dans cet ouvrage, l'atout majeur de ce livre est de nous raconter l'histoire de France au travers de l'existence d'un de ses personnages (la petite histoire dans la grande Histoire). Le règne de Louis XV puis de Louis XVI, les alliances entre monarchies européennes, les philosophes des Lumières, la Révolution Française ... sont survolés au cours de la narration et vous inciteront sûrement à replonger le nez dans vos bouquins d'Histoire.

Le traitement du sujet fait que l'on s'attache au Chevalier D'Eon, tant il nous paraît extraordinaire, improbable pour l'époque, avec une force de caractère impressionante. Les auteurs amorcent un brin d'analyse psychologique sur la personnalité troublée du Chevalier mais elle est vite avortée. De mon goût, il aurait peut-être fallu développer l'étude psychique du personnage mais il est fort probable que les auteurs l'ont évité par peur de romancer son existence.

 De nos jours, le féminisme et l'égalité entre les hommes et les femmes est encore un combat à mener. Les barrières entre les modèles masculins et féminins sont de plus en plus flous mais restent pourtant le sujet de réactions vives et violentes. Découvrir la vie rocambolesque du Chevalier D'Eon, c'est également s'interroger sur le débat de l'identité sexuelle.


Note :